L'Empire - création 2018
« Au Honduras ou au Salvador, les silhouettes louches à la sortie des collèges ne sont pas celles des dealers, mais des brokers, ces agents qui promettent des voyages à crédit pour les Etats-Unis. "La moyenne d'âge des migrants a reculé de dix ans. Avant, ils avaient la trentaine, maintenant ce sont des gamins et des gamines de moins de 20 ans", confirme un activiste. Il suffit de jeter un oeil à ces élèves d'un soir pour confirmer : on dirait une classe de lycée pour qui l'épreuve finale n'est pas le bac, mais la traversée du rio Bravo sur une bouée improvisée. "A plusieurs, vous vous cotisez, vous vous achetez une chambre à air dans une droguerie et une pompe à vélo. Des questions ?", demande le prof qui a écopé du surnom de "Chuck Norris". "Pas de vêtements de couleurs vives... Oui, ce jaune, ça passe encore...", répond-il à un élève qui lui a montré son T-shirt d'un air interrogatif. "Bon, comme vous le savez, les gringos ont placé des caméras à infrarouge capables de capter à plus d'un kilomètre la chaleur dégagée par le corps humain. Vous n'allumerez pas de cigarette. Ils ont installé aussi des détecteurs sismiques alors vous marcherez d'un pas léger. Et inutile de vous rappeler qu'il ne faut pas chanter ni siffloter même si vous ne sentez aucune présence à la ronde." "Chuck Norris" a beau donner ses cours chaque soir depuis trois ans, il reste estomaqué par la motivation de ses élèves: "Lors de mon premier cours, j'ai fait une gaffe. Ils étaient à peu près cent soixante et je leur ai dit: "Sachez que vous ne passerez pas tous." Et là, silence. Un type s'est levé et a répondu fermement : "Si, nous passerons."» Camilla Panhard, No Women’s Land L’Empire est une plongée au cœur des violences qui secouent la société mexicaine. Cartographie d’une violence inouïe, d’un déluge de barbarie qui révèle la cruauté sans limite des meurtriers et le sinistre tournoi de brutalités qui ravage le pays. Les zones de non-droit se multiplient dans le pays et trouvent leur abyme le long de la frontière. C’est sur cette ligne que les Border Patrols ont développé un code linguistique inquiétant : quand leur radio émet le signal « Aliens in the gondola », des migrants en wagon approchent de la frontière. Le racisme et la dérision imprègnent les mots et deviennent une arme de plus pour stigmatiser et humilier les marginés. Il existe depuis quelques temps une nouvelle industrie macabre développée par les gangs mexicains : les kidnappings de migrants. Les attaques sur les sans-papiers centraméricains qui sont qualifiés de «victimes invisibles» car personne n’ose porter plainte. Au même temps et aussi macabrement la violence d’état éclate. À nouveau et comme toujours, les jeunes et les femmes en sont les plus atteints. La disparition de masse des lycéens en 2014 est qu’un exemple, plus médiatisé que d’autres, d’une réalité quotidienne. La réponse à cette brutalité est la fuite ; c’est le rêve d’une vie meilleure qui pousse les jeunes au voyage. La frontière américano-mexicaine devient donc la ligne physique et symbolique vers laquelle l’espoir s’adresse, et contre laquelle les corps se battent. Est-il possible d’enrayer ce cycle de violence ? Le Mexique serait-il un simulacre d’État de droit où les frontières entre le crime organisé et les institutions sont totalement brouillées ? Est-il vrai que les cartels qui contrôlent d’incommensurables flux de drogue et d’argent n’ont jamais été aussi puissants ? Le Mexique serait-il un état « captif » où les autorités et le monde des affaires ont été profondément « narcotisés » ? Pourquoi de tels niveaux de violences ? Ce pourrait-il que ce qui arrive ici au Mexique soit le laboratoire post-politique et post-industriel de l’essor d’un capitalisme mafieux ? L’État peut-il et veut-il démanteler le réseau de protection politique et la structure financière des cartels en s’attaquant notamment aux entreprises qui lui servent de façades légales et blanchissent leur argent ? "Deux jeunes femmes fixent la carte routière du Mexique en silence : "Tapachula-Houston = 2 900 km", dit la légende. L'une et l'autre sont de petite taille, la grande carte placardée les écrase. L'une se tient légèrement penchée. L'autre répond oui lorsque je lui demande si elles ont été braquées. C'était il y a une heure à peine. Elles avaient bifurqué juste avant le hameau El Silencio pour contourner la première guérite des gardes-frontière. C'était leur première agression. A chaque déviation, elles seront attendues par des bandits armés de machettes, de Kalachnikov ou de pistolets rafistolés. - Elle a perdu sa virginité sur ces chemins. Pas besoin d'aller bien loin pour se faire violer", explique sa compagne, tandis que le rouge monte aux joues de l'intéressée. Elle s'appelle Griselda et a attendu ses 18 ans pour quitter le Honduras. Elle est partie seule. La frontière du Mexique à peine franchie, un prétendu passeur l'a violée. A deux doigts de finir dans l'un des bordels de cette frontière sud, son chemin a croisé celui de Yohanna. Originaire de Guatemala City, cette migrante de 27 ans a une force d'âme extraordinaire. Celles qui sont arrivées jusqu'ici sont déjà des héroïnes, des pionnières. Ce sont elles qui organisent et financent leur voyage avec une telle habileté que, parfois, elles en font un métier et deviennent passeuses. Il m'est arrivé de croiser des passeuses camouflées dans un groupe. Je ne suis qu'une vieille qui part pour que ses cinq enfants aient des études en héritage, riposte cette dernière qui n'a pas 30 ans. Je voyage seule, je suis partie seule." Et elle n'en revient pas elle-même, comme si elle avait cru que son acte de courage extrême lui servirait de bouclier. "Je vais y arriver, je veux y arriver." Mais d'un coup, elle craque et lâche : "Mes enfants, je les ai laissés seuls. La plus grande a 16 ans. Je ne sais pas s'ils ont de quoi manger en ce moment." (...). Camilla Panhard, No Women’s Land Frank Micheletti est lié au Mexique depuis des années. En 2013, Frank Micheletti réalise en collaboration avec le chorégraphe mexicain Aladino Rivera Blanca le spectacle Mexican Corner, création au masculin qui plonge dans les violences qui secouent la société mexicaine. Ce travail est le résultat de plusieurs périodes de résidences sur le terrain pendant lesquelles le chorégraphe réalise des interviews et des témoignages nombreux qui ont servi de base à l’écriture sonore et chorégraphique. Depuis 2015, il travaille sur un projet de performance, centré sur les violences faites aux femmes migrantes au Mexique. Avec L’Empire, le chorégraphe souhaite continuer dans cette démarche en s’attaquant à la condition des jeunes migrants centraméricain en route vers les États Unis. Faisant suite à sa rencontre avec Camilla Panhard, journaliste passionnée de l’Amérique Latine et auteur du livre No Woman’s Land. Pendant des années Camilla Panhard a partagé la vie de ces femmes, migrantes centraméricaines. Elles fuient le Honduras, le Salvador ou le Guatemala. Elles veulent simplement « donner à leurs enfants des études en héritage, qu’ils aient au moins trois repas par jour, qu’ils ne souffrent pas autant… ». La question de la jeunesse est intimement liée à celle des femmes : elles sont la plupart du temps de jeunes mères, et pour échapper à la violence absurde à laquelle elles sont soumises quotidiennement, elles se mettent en danger en essayant de quitter le pays, pour donner un avenir à leurs enfants. DISTRIBUTION Chorégraphie et conception Frank Micheletti Danse Gabriela Cecena Dessin Hildegarde Lazsak Musique en direct Frank Micheletti Création lumières Ivan Mathis PRODUCTION Kubilai Khan investigations COPRODUCTION Le Liberté, scène nationale de Toulon |
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